… J’ai moi-même publié (Boquel, 2010) l’observation d’un patient, M.T[1], un homme de 43 ans, opéré d’un cancer de la face et qui avait des douleurs résiduelles importantes consécutives à l’acte chirurgical. Les différents antalgiques n’arrivaient pas à soulager les névralgies de cet homme. À ma grande surprise, je me suis aperçu qu’il y avait dans ses rêves un lien entre la douleur rebelle qui le torturait et l’occitan que lui avait appris sa grand-mère dans son enfance mais qu’il avait dû abandonner. En tant que médecin, nous savons qu’une douleur rebelle aux différentes médications peut être l’expression corporelle d’une souffrance qui ne peut être dite. Ce fut le cas pour cet homme qui avait renoncé à l’occitan car, à la mort de sa grand-mère, ses parents avaient refusé de lui parler « patois ». Cette impossibilité à garder et continuer à faire vivre sa langue maternelle ainsi que le décès de la grand-mère correspond à une double perte dont les conséquences passèrent, dans un premier temps, inaperçues. En effet, la promotion du français en tant que langue idéale pour accéder à la modernité et à une ascension sociale constitua, certes une raison valable et acceptée, mais aussi une pression qui permit de refouler la perte. De plus, le français semblait plus en adéquation avec une carrière scientifique qui avait toujours attiré monsieur T. Ce fut après l’intervention de son cancer et dans les rêves qu’il me rapporta lors des séances de thérapies en psychosomatique que la problématique affective concernant la langue maternelle est apparue. Ces dernières avaient été programmées pour tenter de mieux cerner la composante de souffrance intriquée à la douleur résiduelle et rebelle à tous médicaments.
Dans le premier rêve qu’il me raconta, M.T est en difficulté de communication, il parle une langue étrangère avec son supérieur qui ne le comprend pas, il renonce alors à parler, se retire et éprouve un sentiment de solitude. Il fera d’autres rêves sur ce thème, avec toujours la même difficulté à se faire comprendre alors qu’il attend depuis longtemps une reconnaissance de son travail par son directeur ; une reconnaissance autant professionnelle que subjective.
Un rêve sera révélateur d’une identité qui vacille. Dans celui-ci apparait indirectement l’importance de l’affect et du corps avec le lieu du cancer et de la douleur en lien avec l’impossibilité de parler.
J’arrive en retard à mon travail. Avant de rentrer dans le bâtiment du centre de recherche, je vois par la fenêtre que la réunion prévue à laquelle je devais participer a déjà commencé. Je cours pour rejoindre le groupe. Je me cogne alors le visage contre la porte vitrée que je n’avais pas vue. Le choc contre la paroi de verre est si important que je rebondis et je me retrouve par terre, k.o, complètement « sonné ». Mes collègues sortent, et m’entourent en se moquant de moi. Je rougis, j’ai honte et je suis incapable de dire un mot, rien ne sort de ma bouche.
Comme je l’ai dis précédemment, ce n’est pas un hasard si le visage est la partie du corps concerné par le choc, il représente probablement le lieu de l’atteinte identitaire. Que le cancer, un mélanome malin, ait touché le visage n’est pas significatif car on ne peut dire que cette pathologie lésionnelle « exprime » une altération de l’identité. Par contre, que la souffrance se mêle à la douleur en se greffant sur les séquelles de l’intervention a vraisemblablement un sens inconscient pour le patient, ce qui sera confirmé par la baisse significative de l’intensité du syndrome douloureux à la fin de la thérapie. Le rêve actualise une situation d’impasse relationnelle : l’impossibilité d’être reconnu, ni dans une existence subjective, ni dans une identité officielle qui reposait sur l’activité professionnelle et sur une langue fonctionnelle adaptée. Mais cette situation bloquée actuelle prend ses racines dans l’enfance avec la situation de double perte linguistique et affective dans laquelle l’identité est fragilisée.
L’espérance d’accéder et de pouvoir être reconnu dans une identité valorisée, idéale, sera en définitive invalidée. L’inaccessibilité, cette promesse sociale non tenue, trouve sa métaphore onirique dans la porte vitrée. Elle représente l’étanchéité, la barrière inébranlable, la limite de la bipartition repérée par Kress. Ne pouvant être brisée, elle induit la cassure du sujet impuissant à accéder à la légitimité promise. Le visage et l’identité s’écrasent contre ce rempart transparent. Le choc traumatique met l’homme au sol, totalement « sonné » et dans l’incapacité de parler, mais la honte entoure plus l’absence de mot qu’elle ne se réfère à l’événement en lui-même, le rouge vif du sentiment de honte essaie par discrétion de se mêler au rouge plus bleuté de l’ecchymose du visage.
L’effondrement est total, le sujet retrouve l’impasse qui, en fait, ne l’avait jamais quittée car il l’incarnait. Après avoir été écartée de sa conscience au cours des différentes époques de sa vie, celle-ci revient soudainement à la surface, plus exactement tout son être la manifeste. Mis en place pour dépasser un drame qui touche l’amour familial et la langue, le fonctionnement défensif fut salutaire durant de nombreuses années jusqu’à qu’il atteigne sa limite. M. T. a tout fait pour accéder à un poste important et être reconnu socialement dans une activité professionnelle enviable, mais pour cela, il avait oublié ses origines. À travers le conflit avec son directeur, tout se passe alors comme si les efforts réalisés durant tant de temps sont vains, ouvrant une brèche au retour du passé et, dans cette faille, s’engouffre aussi le deuil inachevé de la grand-mère. Ce retour a valeur traumatique car l’organisation alexithymique mise en place pour continuer à vivre n’est plus en mesure de recevoir ni d’élaborer le retour d’une charge excessive d’émotion. La thérapie en psychosomatique relationnelle travaillant simultanément sur un double front, celui de l’alexithymie – afin de lever le refoulement de l’affect et de réaménager une organisation sensible et subjective de la personne – et de l’autre, celui d’une revalorisation de la langue maternelle, permettra la reprise d’un travail de deuil et un réinvestissement de l’occitan corrélativement à une diminution de la douleur[2]. Cette observation montre la blessure toujours persistante de l’identité d’une personne liée au renoncement contraint de sa langue maternelle ; cette blessure est responsable d’un remaniement profond de son identité première pour façonner ce que j’ai appelé une « néo-identité ». Cette dernière a l’avantage d’être socialement valorisée. Cependant, ce remaniement reste associé à un traumatisme, à des sentiments de honte et de culpabilité refoulés mais susceptibles de réapparaître lors de conflits actuels.
Extrait de « Abandon de la langue maternelle Paradoxe identitaire Honte et Pathologie – Dr BOQUEL »
[1] Cette observation est exemplaire car elle fait apparaître toutes les composantes d’un conflit de longue date, à la fois interne et externe, dans lequel s’entrecroisent la langue, l’identité et la pathologie. Je vais reprendre et approfondir cette étude clinique articulée autour d’une perte affective et linguistique constituant, ensemble, un véritable traumatisme resté en arrière plan.
[2] La douleur, libérée de la souffrance qui la composait en partie, diminuera et il ne persistera que la séquelle organique de l’intervention du cancer cutané.